C’est une photo de piètre qualité. Elle trahit le manque de lumière nécessaire à un temps de pose rapide. Elle est donc floue. Sans doute n’était-ce pas le propos de réaliser un cliché parfait. Comme si ce flou trahissait une urgence… Elle est apparue sur le net, peu de temps après les attentats du 13 novembre à Paris, comme tant d’autres. Noyée dans tant d’autres. On y voit six hommes, debout, alignés sur la première marche d’un large escalier blanc. La nuit qui envahit le haut de l’image découpe leur tête mais en gomme la netteté. Il doit faire un peu froid, ils portent des vestes, des blousons protecteurs. Ils sont jeunes, presque beaux… Ils devraient être beaux, ils ne sont que dignes, debout, jambes bien campées sur cet escalier de marbre. Les visages sont avenants, ils auraient pu sourire… Quelque chose les empêche d’en imposer, leur interdit tout narcissisme. Pourquoi posent-ils alors ?
Ils tiennent chacun une feuille de papier et une bougie. Cette source de lumière allume leur visage. Ils ont disposé ces petites flammes à leurs pieds, sur la première marche, comme l’éclairage d’un théâtre d’un autre siècle. De fait, ils sont illuminés par le bas et apparaissent un peu comme des fantômes dans une nuit urbaine. Il y a aussi un éclat de lumière crue hors champs, venu du sol, qui éclaire les marches et les pieds. L’effet est un peu spectaculaire. Ils tiennent leur bougie près de la feuille, pour qu’on puisse y lire les messages. Mais seul, le dessin affiché par le deuxième homme est perceptible. Un dessin apparu très vite après les tragiques évènements, un signe fort créé par un graphiste qui sait mettre en relation le sens et la forme. Il a combiné le symbole de la paix et la tour Eiffel. C’est puissant, simple, très lisible. C’est beau, presque classe. C’est vite devenu l’emblème de la solidarité avec les victimes parisiennes. Ça communique bien. L’homme qui tient le dessin regarde avec insistance l’objectif. Il veut montrer qu’il est porteur de ce signe. Qu’il le revendique. Comme tant d’autres ! Des milliers de clichés venus de toute la planète en soutien…
Ses compagnons ont donc dans les mains des messages dans ce sens. Quelle est alors cette impression étrange d’une différence fondamentale avec le fatras d’hommages visible ad-nauseam sur la toile ? Dans les regards, ni tristesse, ni fierté, mais une solidarité extraordinairement dynamique et volontaire ! La compassion qu’on peut y lire est de l’ordre du partage, de l’appartenance ; comme si ces hommes invitaient tous ceux qui souffrent en France dans leur fraternité. Voilà : c’est une immense fraternité qui émane de chacun d’eux, et plus encore du groupe tout entier. Sans trahir d’émotions, sans discours d’aucune sorte, Une simple invitation : « Vous êtes des nôtres. » Alors on examine le premier panneau, déchiffrable avec difficulté : Duma est en deuil. C’est écrit en français. Pas de résistance, pas de paix et d’amour, pas de compassion excessive. Cette simple information : Duma est en deuil. Qu’est Duma ? Si l’on n’est pas au fait, on clique plusieurs fois devant son écran et on apprend. On apprend ce qu’est Duma. Ce qu’est devenu Duma ! Petite ville syrienne proche de Damas, cent dix mille habitants avant 2011. AVANT !
Duma fut un des foyers de résistance contre Bachar el–Assad lors du printemps arabe syrien. Duma est une des villes les plus bombardées du monde. Avec Alep, Homs… Tous les jours, des hélicoptères de l’armée syrienne jettent des fûts bourrés d’explosif sur les marchés, les écoles, les hôpitaux… Tous les jours, des snipers de l’armée ou de la police tuent au hasard des habitants de Duma. Duma est en deuil, certes ! Et depuis quatre ans ! Des enterrements incessants, quand c’est encore possible. Alors on comprend le détail qui gênait sans qu’il fût possible, au départ, de l’identifier : ces détritus sur les marches, ce sont des gravas. La ville est noire, privée d’électricité, et c’est peut-être un phare de voiture qui éclaire ces hommes ; quant au tas informe sortant à peine des ténèbres au fond de l’image, c’est le commencement des ruines, de l’univers de destruction qui est le paysage quotidien de ces hommes. Voilà six hommes qui installent comme ils peuvent, une petite mise en scène pour montrer leur solidarité aux victimes parisiennes, au milieu de leurs ruines, de leurs cadavres.
Quel Français a allumé une bougie, réalisé une pancarte, créé un logo pour les martyrs de Duma ? Comment des hommes qui viennent de déjouer la mort, comme tous les jours, qui sont réduits à survivre dans un enfer absolu, peuvent encore se préoccuper des attentats perpétrés, si loin de chez eux, à Paris ? Soudain, je les trouve immenses, magnifiques ! Des colosses d’humanité et de générosité. Des héros dont la simplicité et la solidarité sont leurs superpouvoirs. Et je pleure sur leur solitude, l’abandon du reste de l’humanité qui leur sert de linceul, le mépris tant parisien que mondial qui ignore leurs souffrances. Leur incroyable dignité me cingle le visage. Je voudrais les aider. Des larmes d’impuissance. Qu’ils ne verront pas. Je veux leur dire mon admiration. Mais peut-être n’en ont-ils plus besoin à ce jour. Le flou les mange déjà. Peut-être ont-ils rejoint la cohorte des victimes de Duma qui se comptent en milliers ? Je garde leur image humide sur mon cœur. Je promets de ne jamais les oublier, d’être toujours fidèle à leur sublime humanité.
Merci aux hommes de Duma d’être aussi puissamment humains !
Xavier Bézard, son blog ici
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