mercredi 31 août 2016

Discrimination au restaurant Le Cénacle: que cachent les accusations contre les victimes ?

On aurait tort de penser que l'affaire des deux femmes insultées et chassées d'un restaurant à Tremblay en France, au motif explicite qu'elles étaient musulmanes, est un incident extraordinaire et isolé: en réalité, la discrimination islamophobe est banale, ce qui l'est moins, ce sont les preuves irréfutables et accablantes. 

Pour une fois, parmi tant d'autres, les victimes ont pu filmer le racisme dans toute son expression la plus crue. Ce qui permet la médiatisation, mais aussi et surtout une plainte qui a des chances d'aboutir. En effet, en l'absence de preuves, dans une période où malheureusement le rapport de forces en faveur des antiracistes est défavorable, la seule parole des victimes est bien souvent ignorée, et bien souvent aussi, décrédibilisée, minorée, ignorée. 

A titre d'exemple particulièrement grave, on rappellera les deux jugements rendus successivement par le tribunal et la Cour d'Appel de Pau en 2015, qui avaient entraîné la relaxe d'une gérante de camping : celle-ci avait exigé d'une femme qu'elle enlève son voile ou qu'elle quitte immédiatement les lieux. Mais une fois devant le juge, elle avait affirmé que ses propos n'avaient pas été aussi catégoriques, que la femme et son mari étaient partis d'eux même après une altercation sans gravité, sans quoi "un arrangement aurait pu être trouvé". Cette justification odieuse et absurde avait suffi à motiver la décision des juges qui avaient décidé que la discrimination n'était pas prouvée. 

Le propriétaire du restaurant Le Cénacle, lui ne pourra pas nier la clarté raciste de ses propos.La campagne de solidarité comme la médiatisation de l'affaire peut évidemment encourager d'autres victimes à avoir le réflexe d'enregistrer le racisme dont elles sont victimes. Une victoire judiciaire serait aussi un encouragement pour toutes celles et ceux qui de guerre lasse, ne portent pas plainte contre les discriminations qu'ils subissent au quotidien.

Evidemment, dans le camp islamophobe et raciste, on est parfaitement conscient du problème. Certes, le restaurateur du Cénacle est promu au rang de héros par tous les sites d'extrême-droite , dont certains n'hésitent pas à inviter à suivre son exemple. Seulement, lui même a préféré s'excuser hypocritement suite à la mobilisation, et celle-ci a rendu visible un rapport de forces qui ne va pas forcément encourager les militantEs et sympathisantEs racistes à jouer les francs-tireurs.

C'est la raison pour laquelle l'ensemble du camp islamophobe a déployé une offensive importante, fondée sur la stratégie classique du retournement victimaire: le pauvre restaurateur aurait été victime d'une "manipulation". 

Très significativement, la même thèse est propagée par Fdesouche et par les réseaux prétendûment laïques de Manuel Valls ou de Jean-Pierre Chevènement, par exemple dans une tribune signée d'une secrétaire nationale du MRC, Fatiha Boudjahlat: le restaurateur serait la victime d'une "provocation islamiste ". En clair, les deux femmes auraient fait exprès de venir dans ce restaurant , sachant qu'elles n'y seraient pas les bienvenues pour provoquer une réaction raciste , la filmer et la dénoncer. Et le pauvre restaurateur " poussé à bout" aurait craqué et serait tombé dans le "piège islamiste". 

Une partie des médias, notamment Le Parisien,  n'hésite pas à reprendre cette thèse , en l'étayant d'ailleurs avec des arguments qui laissent pantois, d'autant qu'ils sont présentés comme émanant de "sources policières". Le fait qu'aucune des deux femmes n'habite Tremblay, mais d'autres villes, est présenté comme un élément à charge. On apprend ainsi avec intérêt que les femmes musulmanes "normales" devraient donc rester dîner dans leur commune d'origine et ne pas franchir de frontières communales sans être suspectes. 

Les deux femmes, comme leur défense ont rejeté avec force ces accusations, et quiconque n'appartient pas au camp raciste n'a évidemment aucune raison de discuter leur parole de victimes qui ont eu le courage de dénoncer. 

Mais pour le camp antiraciste, l'enjeu est encore bien plus grand: il ne s'agit pas seulement de dénoncer l'utilisation de la thèse du complot, argument éculé des racistes et des antisémites à chaque agression, à chaque acte révélé. 

En effet, ce qui est présenté comme une manipulation inacceptable , si  elle avait correspondu à la réalité serait tout bêtement un  outil des plus communs et  des plus efficaces de l'antiracisme: le testing. 

En réalité, il n'y a jamais assez de militantEs pour mener sciemment des opérations qui permettront de démasquer des racistes qui sévissent au quotidien, et de faire cesser des discriminations qui ne sont jamais sanctionnées parce que le plus souvent, les concernéEs ne peuvent en apporter la preuve. 
La solitude de la victime face à celui qui discrimine ne se résume pas seulement aux situations dans lesquelles elle est seule avec son oppresseur quand celui-ci l'exclut ou l'agonit d'injures. La présence de témoins ne suffit pas: d'une part, parce que ceux-ci ne sont pas toujours disposés à témoigner, pour des raisons multiples. Le statut social de l'oppresseur, la crainte d'avoir des ennuis, la complaisance ou tout simplement l'indifférence suffisent souvent à ce qu'une scène survenue aux yeux de tous ne se retrouve confirmée par personne devant la justice et la police. Bien souvent aussi, être victime de racisme direct et ouvert suscite des réactions légitimes de sidération, d'abattement, de peur, et de pessimisme qui mettent du temps à se dissiper, si bien qu'il est trop tard lorsqu'on se décide à réagir. Si on se décide, parce que l'envie d'oubli et d'avancer est tout aussi légitime. 

Le testing pratiqué sciemment est évidemment une arme qui permet d'éviter tout cela, de rassembler des preuves et de mener méthodiquement une offensive efficace contre des instititutions, des entreprises ou des individus qui verront enfin leur impunité remise en cause. Et bien au delà, des condamnations judiciaires qui peuvent ainsi frapper les racistes un par un, l'existence même de ces pratiques en dissuadera bien d'autres, qui face à des victimes potentielles, garderont à l'esprit que celles-ci sont peut-être bien aussi organisées, solidaires et offensives.

Voilà tout l'enjeu de l'affaire de Tremblay et de la réponse antiraciste à y apporter.

Dénoncer les accusations odieuses des islamophobes d'une part. Celles-ci s'inscrivent dans l'offensive plus globale visant à faire des personnes assignées musulmanes des coupables du seul fait d'exister , au restaurant, à la plage, partout. Des coupables qui mériteraient plus ou moins la violence et la persécution dont elles sont victimes. 

Défendre la lutte antiraciste , d'autre part. Provoquer les racistes, les tromper, les manipuler pour les démasquer et amplifier le rapport de forces pour les neutraliser, c'est un combat légitime, nécessaire et urgent. 

Les deux femmes courageuses qui ont eu le sang-froid de penser aux preuves de la discrimination dont elles étaient victimes n'avaient pas prémédité leur courage. Mais les militantEs antiracistEs devraient, encouragés par leur acte,  songer à multiplier les "préméditations" et les "provocations" pour enfin, faire reculer les discriminations.

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