vendredi 22 janvier 2021

Vichy contre les Juifs: combattre Zemmour, entretien avec Laurent Joly

A l'occasion de la parution en poche du livre L’État contre les juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite (1940-1944), édition revue et mise à jour, Paris, Flammarion/Champs histoire, 372 p., 10 €.

A la veille du 27 janvier, qui marque la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de la Shoah et de prévention des crimes contre l'humanité, entretien avec Laurent Joly sur des points clés de la politique pétainiste contre les Juifs de France.

Laurent Joly a aussi coordonné l'important numéro de la Revue d'histoire de la Shoah d'octobre 2020 consacré à "Vichy, les Français et la Shoah : un état de la connaissance scientifique"

Il a également témoigné récemment lors du procès intenté à Zemmour par plusieurs associations pour contestation de crimes contre l'humanité en raison de ses déclarations sur le sauvetage des Juifs par Pétain.

Le parquet y a réclamé 10000 Euros d'amende contre Zemmour.

Laurent Joly est l'auteur de plusieurs livres et films documentaires ( voir ci-dessous). Nous le remercions d'avoir accepté de répondre à nos questions.

 

Memorial 98 


L'État contre les juifs

Le premier chapitre de l’ouvrage est consacré à la genèse du statut des Juifs de Vichy promulgué en octobre 1940.

En quoi le statut s’inscrit-il dans le contexte de la politique nazie de la fin des années 30, marquée par les étapes suivantes:  « Nuit de Cristal » du 9 novembre 1938, déclaration "prophétique" d’Hitler au Reichstag le 30 janvier 1939: “ si le judaïsme financier international en et hors d’Europe devait réussir à pousser les peuples une fois encore dans une guerre mondiale, alors le résultat ne sera pas la bolchévisation de la Terre et par là la victoire du judaïsme, mais l’anéantissement de la race juive en Europe”, invasion de la Pologne en septembre 1939?

L’interprétation que je défends inscrit en effet l’adoption du statut des Juifs par Vichy, régime né du désastre de 1940, dans ce contexte. 

Depuis la fin de 1938 et le début de 1939, le projet et la formule même de « statut des Juifs » (laquelle est venue sous la plume de Charles Maurras en 1911) ont de plus en plus d’audience dans la propagande antisémite française : articles dans la presse d’extrême droite, brochures, papillons, etc.

Ceux qui en parlent le plus fort, le conseiller municipal de Paris Darquier de Pellepoix (futur commissaire général aux Questions juives), l’activiste ultra-nationaliste Marcel Bucard, le quotidien royaliste L’Action française, l’hebdomadaire fasciste Je suis partout, Céline dans ses pamphlets (Bagatelles pour un massacre en 1937 et  l’École des Cadavres en 1938)  font beaucoup de bruit.

Assurément, la politique antijuive nazie, codifiée en 1935 dans les lois raciales de Nuremberg, imitée par l’Italie de Mussolini en 1938, marque les esprits. Elle résonne avec le facteur national qui inclut la tradition antidreyfusarde, la théorie maurrassienne de l’antisémitisme d’État, la haine homicide à l’encontre de Léon Blum et la stigmatisation des responsables (juifs) de la défaite 

L’idée selon laquelle la France doit, elle aussi, résoudre le « problème juif » a de plus en plus de partisans, avant même le choc de la déroute militaire.

En outre, le régime pétainiste ambitionne de s’insérer dans l’« ordre nouveau » hitlérien, dont on pense à Vichy qu’il dominera durablement l’Europe. 

La loi raciale, qu’ont adoptée l’État hongrois (avril 1938), l’Italie fasciste (septembre 1938), la Slovaquie (avril 1939) puis la Roumanie (août 1940), apparaît dès lors comme un passage obligé. 

Ce facteur de dynamique européenne est au moins aussi important que le facteur national propre, pour comprendre pourquoi Vichy a promulgué si rapidement un statut des Juifs, qui a mis au ban de la nation des dizaines de milliers de Français « regardés » par le législateur comme de « race juive »...

 

Ton chapitre 4 « Sacrifier les juifs étrangers pour sauver les français ? » fait écho aux polémiques suscitées par Éric Zemmour. N’y a-t-il pas une difficulté éthique à polémiquer avec Zemmour sur le sort des Juifs français et étrangers?  Pour contrer son discours, on veut démontrer que les Juifs français ont aussi été touchés, comme si la déportation des seuls Juifs étrangers pouvait être acceptée ?

  

On peut d’abord rappeler qu’il y a chez Zemmour un déni de l’éthique parfaitement anachronique.

« Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangers sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux ». Ces paroles de Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, dans sa lettre pastorale du 23 août 1942, qui constitue la première protestation publique contre la livraison des juifs apatrides par la police de Vichy à cette période, ont eu un impact exceptionnel dans l’opinion. 

Le fait est que ce qui a choqué, ému, les gens n’était pas qu’on arrêtait  plutôt des étrangers ou des Français, mais qu’on s’en prenait à des femmes, des enfants, des invalides, pour les envoyer on ne sait où à l’Est, pour y travailler dur, y être maltraités et certainement y périr. 

Sur le coup, une grande partie de la population a eu conscience de cela, a compris que ce que faisait Vichy était une transgression inacceptable des normes morales de base. C’était un réflexe d’humanité.

Pour justifier l’injustifiable, les dirigeants de l’État français ont inventé l’argument du « moindre mal ». Ce serait en effet une difficulté éthique pour l’historien si cet argument était fondé, si effectivement Vichy avait livré les Juifs apatrides pour protéger les français, si effectivement Vichy n’avait pas eu d’autre choix que celui de livrer telle catégorie pour en épargner une autre. Mais ce n’est pas le cas. Je le démontre dans mon chapitre 4 du livre, à la suite des travaux fondateurs de Joseph Billig, Georges Wellers, Robert Paxton ou Serge Klarsfeld.

Et c’est ce qui rend l’argumentaire vichyste, développé au moment de la Libération par les avocats de Pétain, par Laval et Bousquet eux-mêmes, et mis au goût du jour par Zemmour, avec le soutien de certains historiens, irrecevable sur le plan scientifique.

On n’est donc pas face à un problème éthique, mais tout simplement face à un problème de respect ou non des faits. Le régime pétainiste avait les moyens de dire « non » grâce aux outils de protection que représentaient  la convention d’armistice franco-allemande , la convention de La Haye, la zone libre.

C’est ce qu’il fera d’ailleurs un an plus tard avec le refus de la dénaturalisation collective des Juifs devenus français depuis 1927. Mais auparavant, en mettant à l’été 1942 toute la puissance de sa police au service des nazis, aboutissant à 42 000 juifs déportés sur les quelque 40 000 initialement programmés par la SS, il ne s’est absolument pas mis en situation de protéger les Juifs français.

Ainsi trois sur quatre des enfants Juifs arrêtés à Paris en juillet 1942 étaient français – 3 000 petits Français à titre définitif, en vertu de la loi de 1927, nés en France, scolarisés. 

Il faut donc le rappeler, non pas pour signifier que déporter des enfants étrangers aurait été moins « grave », mais pour souligner le caractère mensonger de l’argumentaire vichyste.

 

À quel moment les dirigeants de Vichy ont-ils su que le sort des juifs conduisait à leur mise à mort  ?

À l’été 1942, qui correspond notamment à la rafle du Vel D'hiv' à Paris, Laval ou Bousquet ne peuvent pas ne pas avoir compris que la mort était au bout du voyage. Ils ont fait le choix du déni, sur fond de mauvaise conscience agressive et hâbleuse. La récente publication du Journal de guerre de Paul Morand, dont j’ai pu intégrer les principaux apports dans la nouvelle édition de mon livre, m’a permis plus particulièrement d’étayer le chapitre du livre intitulé « Que savait-on de l’extermination des Juifs ? ». 

Bousquet se vante d’avoir « liquidé 13 000 » Juifs ; Laval refuse de lire les preuves de l’extermination systématique des Juifs qu’on lui apporte, fait des blagues douteuses et demande à ses interlocuteurs de la SS des éléments de langage… 

L’époque où l’on pouvait penser de bonne foi, comme l’historien Léon Poliakov, que Laval était un politicien naïf et désireux de faire au mieux, est révolue. La recherche historique, couronnée par la récente et magistrale biographie de Laval par Renaud Meltz, dont j’ai pu aussi intégrer les principaux apports dans cette nouvelle édition, est maintenant au clair sur qui était Laval et sur sa politique.

Le dernier chapitre de ton livre porte sur l’épuration. Au sujet des policiers et administrateurs impliqués dans la Shoah, tu estimes que la punition par l'institution policière était pour eux plus grave que celle par la justice. Est-ce comparable?

Si l’on s’arrête aux résultats de l’épuration judiciaire concernant les cadres de l’appareil d’État impliqués dans la politique antijuive, des responsables du « fichier juif » à la préfecture de Police de Paris jusqu’aux commissaires ayant exécuté les rafles en passant par les préfets et les chefs de la police les ayant organisées, on peut se dire qu’il n’y a pas eu d’épuration.

En effet on ne compte plus  les acquittements, ainsi celui de Bousquet, en 1949, par la Haute Cour de Justice ou de classements révoltants.

Mais c’est oublier l’impact de l’épuration dite administrative. Pour un préfet, pour un policier, être révoqué, c’est perdre tout ce qui donne sens à sa vie. C’est une sanction terrible. Même un Bousquet a vu sa carrière et ses ambitions brisées. Ce n’est pas rien. Sans parler du fait que la plupart de ces acquittements et classements étaient précédés de longs mois, parfois plusieurs années, en prison. Le bilan que je fais de l’épuration face au sort des juifs est donc nuancé. Malgré de nombreux ratés, les comités et tribunaux de l’épuration n’ont pas chômé : des centaines de policiers anti juifs, de fonctionnaires antisémites, de délateurs de Juifs ont été sanctionnés.

Memorial 98

 

Parmi les autres livres de Laurent Joly: 

 




 

 



 


 

Articles de Memorial 98 en rapport avec cet entretien:

http://www.memorial98.org/article-zemmour-rehabilite-petain-pour-qui-pourquoi-124774288.html

 

http://www.memorial98.org/article-memoire-la-rafle-meconnue-du-20-aout-1941-82199443.html


http://www.memorial98.org/article-collaboration-avec-les-nazis-une-exposition-d-actualite-125314945.html 


http://www.memorial98.org/2019/04/75-ans-apres-la-rafle-d-izieu-symbole-du-sort-des-enfants-juifs-face-au-nazisme.html


http://www.memorial98.org/article-30-janvier-1933-le-desastre-114868033.html

 

http://info-antiraciste.blogspot.com/2020/10/il-ya-80-ans-petain-lancait-la.html 

 

http://www.memorial98.org/article-antisemitisme-le-double-anniversaire-du-3-octobre-58213369.html 


http://info-antiraciste.blogspot.com/2020/04/celine-en-vedette-propos-du-covid19-une.html


http://info-antiraciste.blogspot.com/2020/11/nuit-de-cristal-commemoration-2020-en.html




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