Depuis "Maus", l'idée que la Shoah puisse être évoquée et même être le sujet principal d'une bande dessinée n'a plus rien d'étonnant. Dans le même temps, à part Maus, aucun autre nom d’œuvre ne vient spontanément à l'esprit lorsqu'on cherche des BD évoquant le génocide commis par les nazis.
Or l'extermination planifiée des Juifs par les nazis a marqué les esprits des artistes qui avaient choisi le mode d'expression de la BD tout autant que celui de ceux d'autres disciplines. Mais la BD reste un art de seconde zone au yeux de beaucoup et même si aujourd'hui on veut bien élever quelques auteurs au rang des écrivains ou des cinéastes, le reste de la production, tout comme c'est le cas pour la science-fiction, reste souvent ignoré des critiques, surtout en France.
Ignoré des criques mais massivement apprécié par la population: et l'image de la Shoah retransmise par les auteurs de bande dessinée a joué un rôle dans la construction de la mémoire collective. C'est donc à très juste titre que le Memorial de la Shoah a choisi d'organiser une exposition qui durera jusqu'au mois d'octobre "Shoah et bande dessinée" : elle explore des dizaines d'années de productions artistiques aux Etats Unis , en Europe mais aussi au Japon.
L'exposition a notamment permis un évènement assez inédit: la présence pour une conférence de Chris Claremont, scénariste des X-Men. Il a choisi de faire d'un des héros les plus complexes et les plus appréciés de la série, Magneto, un survivant de la Shoah, mais aussi un mutant confronté au racisme d'une société américaine dont une partie veut envoyer dans des camps ou tuer ces êtres différents, craints et haïs pour leur pouvoir. La conférence au titre bien choisi " Pourquoi les super héros n'ont-ils pas libéré Auschwitz ? a réuni un public assez particulier, dont une grande partie connaissait par cœur l'histoire des X-Men, pour avoir grandi avec , et dont la réflexion sur un génocide réellement survenu s'est aussi fondée, dans l'adolescence, par la lecture d'une fiction populaire.
Tal Bruttman, historien et chercheur sur le génocide mais aussi sur l'antisémitisme français des années 30, auteur notamment du Que Sais Je , Les 100 mots de la Shoah, mais aussi fan des X-Men a participé à l'organisation de l'exposition . Il a bien voulu répondre à nos questions.
D'abord
pour nos lecteurs et lectrices qui ne connaissent pas grand chose à
l'univers des comics, peux-tu nous faire un (bref) panorama des
séries du genre où l'évocation de la Shoah et du nazisme joue un
rôle marquant ? Les nazis présentés en « super-vilains »
combattus par les super-héros sont un thème important et récurrent
pendant la deuxième guerre mondiale mais aussi dans les années 50.
L'évocation de l'antisémitisme est-elle contemporaine de cette
trame là où va-t-elle seulement apparaître plus tard, notamment
avec les X-Men ?
Le
premier Captain America, qui date de mars 1941, a pour couverture un
Captain America s’attaquant à Hitler. Or ce comics paraît alors
que non seulement les États-Unis ne sont pas encore entrés dans la
guerre (il faudra attendre la fin de l’année 1941 et Pearl Harbor)
mais l’isolationnisme est encore prédominant, sans même parler
des courants favorables au nazisme qui pèsent d’un point important
– à l’image d’America First et de Charles Lindbergh. Les
deux auteurs, Jack Kirby et Joe Simon seront régulièrement menacés
d’ailleurs à la suite de cette publication.
Puis
avec l’entrée en guerre des Etats-Unis, un grand nombre de comics
mettent en scène les super-héros combattants tant contre le IIIe
Reich que contre le Japon impérial. Si on prend Captain America,
l’un des super-vilains les plus importants (jusqu’à
aujourd’hui) est Crâne rouge, agent du 3e Reich. En revanche la
question de l’antisémitisme est très largement absente, même si, sur
quelques couvertures (notamment à nouveau Captain America) figurent
des Juifs persécutés par les Nazis.
Chris
Claremont, l'un des scénaristes les plus connus des X-Men a lui même
séjourné dans un kibboutz. Penses-tu que l'évocation historique du
génocide a lieu dans les comics à cause de dessinateurs et
scénaristes eux même personnellement ou culturellement touchés ,
ou est-ce que c'est un phénomène plus large, qui se retrouve
d'ailleurs aussi dans la science-fiction américaine des années 60
ou 70 ?
On
peut y voir plusieurs raisons. D’une part, un nombre important de
créateurs de Comics books étaient juifs, des années 1930 aux
années 1970, pour une raison historique, liée au racisme aux
Etats-Unis : le métier prestigieux d’illustrateur dans les
revues était fermé à ceux qui n’était pas WASP. Pour les
enfants d’immigrés – Juifs mais aussi minorités catholiques
comme les Italiens ou les Polonais –, le principal débouché
artistique a été la création du Comics dans les années 30, et
particulièrement les super-héros (ce que montre très bien le roman
de Michale Chabon, couronné d’un Pulitzer, Les Aventures extraordinaires de Kavalier et Clay).
Si on relève des références liées aux origines de ces créateurs, elles sont cependant loin d’être centrales, et l’évocation de l’antisémitisme est absente de la production. Sans doute faut-il y voir un choix volontaire des auteurs, mais il ne faut pas négliger le poids du "Comics code authority" durant les années 1950, qui instaure un carcan des plus pesants sur les comics, et interdit quasiment toute forme d’allusion politique. Des petites touches, ici ou là, montrent cependant des messages « politiques » : ainsi des personnages noirs « normaux » (ni caricaturaux, ni délinquants, juste des individus comme les autres) régulièrement dessinés dans différentes séries dans les années 1960, alors que le ségrégation est encore à l’ordre du jour et que la lutte pour les Droits civiques bat son plein. Reste que dans la floraison de super-héros qui sont créés avec le Silver Age (au début des années 1960), une série se distingue, en raison de sa trame, les X-Men : des individus rejetés par la majorité de l’humanité en raison de leur différence. On ne peut s’empêcher de voir là une allégorie de l’antisémitisme, même si initialement rien n’est explicite à ce sujet. L’allégorie est d’ailleurs assez vide pour pouvoir incarner toutes formes de racisme ou de discriminations.
Si on relève des références liées aux origines de ces créateurs, elles sont cependant loin d’être centrales, et l’évocation de l’antisémitisme est absente de la production. Sans doute faut-il y voir un choix volontaire des auteurs, mais il ne faut pas négliger le poids du "Comics code authority" durant les années 1950, qui instaure un carcan des plus pesants sur les comics, et interdit quasiment toute forme d’allusion politique. Des petites touches, ici ou là, montrent cependant des messages « politiques » : ainsi des personnages noirs « normaux » (ni caricaturaux, ni délinquants, juste des individus comme les autres) régulièrement dessinés dans différentes séries dans les années 1960, alors que le ségrégation est encore à l’ordre du jour et que la lutte pour les Droits civiques bat son plein. Reste que dans la floraison de super-héros qui sont créés avec le Silver Age (au début des années 1960), une série se distingue, en raison de sa trame, les X-Men : des individus rejetés par la majorité de l’humanité en raison de leur différence. On ne peut s’empêcher de voir là une allégorie de l’antisémitisme, même si initialement rien n’est explicite à ce sujet. L’allégorie est d’ailleurs assez vide pour pouvoir incarner toutes formes de racisme ou de discriminations.
En
fait il faut attendre les années 1970 pour voir apparaître
l’évocation explicite de « thèmes adultes », de plus
en plus d’auteurs remettant en cause le comics code. Et avec
l’émergence de la prise de conscience autour de la Shoah durant la
même période (diffusion de la série Holocaust à la télé par
exemple), on assiste à l’apparition de ce thème dans la
production de la fin des années 1970, le point d’orgue étant
incarné par le choix de Claremont de faire de Magneto un rescapé
d’Auschwitz.
Comment
cette irruption de la Shoah dans l'univers très « divertissement »
a-t-il été perçu socialement au fil du temps ? Est-ce qu'il y a eu
des gens choqués, des débats sur le sujet, comme il y a pu en avoir
sur certains films ou sur certains romans qui « scénarisaient » le
génocide ou des survivantEs au génocide ? Et ce d'autant que le
grand méchant des X-Men par exemple, c'est Magneto, lui même
survivant du génocide et obsédé par la vengeance.
Il
ne me semble pas que, initialement, l’introduction de la Shoah ait
attiré des critiques. On peut sans doute y voir, entre autres
raisons, le fait que les Comics étaient encore à cette période
(comme la BD en général) un genre considéré comme, au mieux,
« mineur », pour ne pas dire méprisé. Et donc peu
regardé ou scruté. En outre, il s’agit de références à la
Shoah, et non de représentations de celle-ci à proprement parler,
ce qui fait une différence fondamentale. En outre, la figure de
Magneto, de Super-vilain, archi-ennemi des X-Men initialement, est
peu à peu devenue celle d’un individu bien plus complexe, et donc
moins archétypal que la plupart des personnages de cet univers
incarnant le « bien » ou le « mal ».
L’introduction de la Shoah dans ses origines ajoute une dimension,
et fournit une explication sur la position qu’il adopte, se défier
des « autres », auxquels il n’accorde aucune confiance,
pour défendre les « siens ».
Peut-on avoir aussi une lecture antisémite des X-Men au moins dans
les premières séries, puisqu’ensuite, Magnéto évolue beaucoup et
sauve les X Men à de nombreuses reprises ? En tant qu'historien,
est-ce que tu vois un lien entre la manière dont les travaux
historiques sur la Shoah vont permettre une prise de conscience sur
la spécificité du génocide commis contre les Juifs et les Roms, et
la manière dont la représentation de la seconde Guerre Mondiale
évolue dans l'univers des comics ?
Magneto
est sans doute, et depuis longtemps, l’un des personnages préférés
des lecteurs – probablement au même niveau que Wolverine. Il me
paraît donc difficile de porter une lecture antisémite à son
sujet. Quant aux travaux des historiens, il est difficile d’en
mesurer l’impact direct. Maus par exemple, à sans doute joué un
rôle bien plus important que tous les travaux scientifiques, ne
s’adressant tout simplement pas à un même public. Il ne fait
cependant guère de doute que les travaux historiques perfusent
lentement et influencent (un peu) la production : si on reprend
Maus, Spiegelman s’est énormément documenté et appuyé son récit
sur les travaux des historiens concernant Auschwitz par exemple. On
peut voir aussi cela dans les X-Men, comme par exemple dans le
Magneto : testament, qui revient justement sur les origines de
Magneto et la Shoah.
Est-ce que la BD a joué un rôle dans l'engagement qui est
aujourd'hui le tien, c'est à dire la mémoire et l'histoire du
génocide ?
Difficile
à répondre, mais sans nulle doute cela a joué un rôle dans ma
« formation » et participé à un degré ou un autre à
cela. Outre les X-Men, un de mes premiers souvenirs de lecture de BD
est la Bête est morte, petit bijou réalisé en France durant
l’occupation et publié à la Libération.
Plus
globalement quel est ton regard d'historien sur l'apport de la BD à
une certaine conscience antiraciste populaire alors qu'elle est quand
même avant tout produite pour être vendue, dans une époque où
notamment tout ce qui relève de ce domaine est dénoncé par les
antisémites comme de la « propagande mondialiste et impérialiste" ?
Chez
certains lecteurs il a une bonne part de schizophrénie : les
mêmes qui lisent cela, vont voir les X-Men au cinéma etc peuvent en
même temps tenir ces propos. Tous ne portent pas le même regard sur
cette production, et n’y voient pas, ou ne veulent pas voir, les
différents messages véhiculés, se contentant du « premier
degré ».
Et
la dernière question, fondamentale pour tous les fans des X-Men
devenus antiracistes par la suite. Étais-tu de ceux qui trouvaient que Magneto avait quand même un peu raison, et que face aux
nazis en train de prendre le pouvoir, les mutants devaient prendre
l'offensive ?
On
peut voir dans Magneto l’incarnation de pas mal de figures
historiques : Malcom X, contre le professeur Xavier qui serait
Martin Luther King par exemple. Claremont dit avoir pensé à
Menachem Begin, incarnant la droite dure du sionisme à la création
d’Israël et capable de faire la paix avec Sadate. De fait, Magneto
ne manque pas d’arguments face à l’histoire, et n’a pas
forcément, ou totalement, tort.
MEMORIAL 98
Pour aller plus loin:
Memorial de la Shoah ; Shoah et bande dessinée
Visites guidées gratuites de l’exposition pour les individuels les jeudis 13 et 27 avril, 11 et 25 mai, 8 et 22 juin, 27 juillet 2017 de 19h30 à 21h. Sans réservation préalable.
MEMORIAL 98
Pour aller plus loin:
Memorial de la Shoah ; Shoah et bande dessinée
Entrée libre – 1er étage
Pour suivre l’exposition sur les réseaux sociaux : #ExpoShoahBDVisites guidées gratuites de l’exposition pour les individuels les jeudis 13 et 27 avril, 11 et 25 mai, 8 et 22 juin, 27 juillet 2017 de 19h30 à 21h. Sans réservation préalable.
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